Imprimé depuis le site Archives du Formindep / publié le samedi 16 janvier 2016

Incertain dépistage organisé

Au nom de tous les seins

Lundi 12 janvier 2016, Marina CARRERE D’ENCAUSSE avait programmé dans son émission "Un monde en face" sur France 5 un documentaire de Coline TISON et Olivier JOULIE, intitulé "Au nom de tous les seins - Incertain dépistage".
Ce documentaire, en accès libre ici ou en visionnage direct au bas de cet article, était suivi d’un débat.

Je passe sur le « débat » , sans intérêt, creux et attendu comme les arguments provocateurs qu’un des invités a sorti sur le lobbying anti dépistage. D’autres en ont déjà bien parlé ici.

J’ai par contre vu dans ce documentaire une femme qui m’a impressionné, Mme M. 
En fait, je n’ai vu qu’elle, tout au long du documentaire.
Peut-être parce que je sortais tout juste de mes réflexions sur la biopsie et que son cas les illustre à nouveau.

J’ai vu une femme qui a eu le courage de se mettre à nu, dans tous les sens du terme, dans toutes les positions, dans toutes les situations, même les plus intimes ou les plus impudiques devant les cameras. Une femme dont je respecte profondément le choix d’avoir accepté de s’être donnée ainsi, même si je ne comprends pas bien pourquoi.
Ses sourires forcés pour garder contenance devant les soignants, la sueur de son malaise, ses larmes, les bouts de sa chair et le sang qu’elle a accepté de nous montrer forcent le respect de cette sincérité absolue de n’avoir rien à gagner en échange dans ce témoignage.

Parce que si Mme M. avait voulu faire dans la promotion du dépistage, elle l’aurait pu se la jouer façon Europa Donna, forte, battante, et plus experte en communication qu’en chimiothérapie. Et si elle avait su le scenario à l’avance, elle n’aurait probablement pas voulu jouer ces scènes là.

Je n’ai vu qu’elle parce que tout a raté chez elle.

Autant pour Mme G., une des autres femmes témoins de ce documentaire, c’est du bisounours, une angoisse avant, une angoisse après et le conte de fée se termine bien pour les deux prochaines années.
Autant pour Mme P., canadienne à qui on diagnostique un carcinome canalaire in situ, c’est juste une grande leçon de pragmatisme, à l’anglo-saxonne, à peine imaginable dans notre pays fermé ou alors par accident.
Autant pour Mme M., avec le même diagnostic, rien ne marche droit.

Elle a dû tomber sur un radiologue comme celui de Mme G. qui, elle, était tout sourire quand il lui annonçait que tout allait bien. Comme pour elle, le radiologue a dû plus regarder son négatoscope et sa loupe que ses yeux pour lui dire qu’elle avait attrapé un ACR4 et qu’il allait falloir faire une biopsie.
Si çà se trouve, vu la proximité géographique, c’était le même radiologue et ce ne serait donc toujours pas de chance parce qu’elle n’a peut-être pas eu d’autre choix que de faire confiance, comme Mme G., à un mammographiste qui a été logé, nourri, transporté et formé ces deux dernières années aux frais du département santé de la Général Electric, grand fabricant bien connu de mammographes [1].

Tout a raté, je disais, parce qu’elle a trébuché ensuite sur un autre radiologue, biopsieur et presque bonnimenteur comme un arracheur de dent, qui dit devant la caméra « la biopsie quoiqu’il arrive, c’est un geste agressif », appelle avec condescendance la patiente par son prénom et ose un « super ! çà va se passer comme çà se passe d’habitude » alors qu’il a réussi à la faire tomber dans les pommes à la première tentative de pénétration du trocard à cause de la douleur mal contrôlée. Pour ne pas choquer davantage le téléspectateur, je suppose que les excuses produites par les soignants pour cette torture-là ont été coupées au montage.
Si je dis qu’elle a trébuché, c’est parce qu’elle n’a pas vu ou lu ou entendu que ce biopsieur avait été lui aussi logé, nourri, transporté et formé ces deux dernières années aux frais de fabricants d’appareils à biopsie, de produits de contraste et autres médicaments anti cancéreux [2].

Tout a raté vraiment aussi quand Mme M. s’est effondrée devant lui à l’annonce du résultat de sa biopsie et quand le biopsieur bafouilleur a osé du « c’est globalement ce qu’on pouvait espérer de mieux il faut qu’on vous traiteau bout du compte, on peut espérer vous guérir d’une maladie qu’aujourd’hui vous n’avez pas ». De quoi pleurer, vraiment, devant autant de professionnalisme.
C’est là que les parcours de Mme M et de Mme P, avec le même diagnostic de carcinome canalaire in situ, ont divergé radicalement.
Mme P, parce qu’elle est infirmière, ou parce qu’elle est canadienne, a posé cette simple question : "Quelle est la probabilité qu’un carninome canalaire in situ évolue en maladie cancéreuse ?". Son médecin lui a donné la réponse "30%". Mme P a fait le choix de surveiller ce pseudo-cancer, qui a finalement disparu spontanément.
Mme M savait-elle qu’elle pouvait poser cette question ? Ses soignants, le nez dans le guidon, lui ont-ils donné cette information ?

Et çà risque aussi de mal marcher avec la chirurgienne qui met le pied dans le grand tourniquet de la bêtise en demandant la taille des bonnets plutôt que la taille de l’angoisse de Mme M., en lui renvoyant inconsciemment dans la figure que çà ne va pas être du gâteau chez elle parce que, mince, elle aurait pu le faire quand même à un autre endroit ce cancer, et en lui renvoyant bien plus consciencieusement qu’elle peut avoir confiance, il n’y paraitra plus rien, dés qu’elle aura décidé d’accepter qu’on remodèle son autre sein.

Et çà risque aussi peut-être de mal marcher parce que Mme M. est tombé sur cette chirurgienne qui a oublié d’annoncer qu’elle avait été elle aussi logée, nourrie, transportée et formée ces deux dernières années aux frais de grands producteurs de médicaments anti cancéreux [3].

Tout s’est finalement mal passé pour Mme M. parce que je n’ai vu à aucun moment de respect de la loi et de la morale, de l’obligation de l’éclairer sur les liens d’intérêts potentiels des soignants au devoir de concertation pluridiscipliniaire, de l’absence de temps pour sa propre réflexion (on a vu surtout beaucoup de temps d’attente) à l’absence tout court du médecin traitant dans ce parcours.

Je n’ai vu finalement qu’elle parce qu’elle est restée digne devant tant de maltraitance verbale et physique et parce qu’elle a su demeurer respectueuse d’un groupe de soignants qui ont bafoué consciemment ou non ses droits à une information équilibrée, et piétiné allégrement leur obligation d’indépendance pour décider de son avenir.
A aucun moment n’apparait dans le générique de fin du documentaire l’information de leur aliénation à des fabricants d’outils à diagnostiquer et à surdiagnostiquer.

Quand un soignant décide de faire courir à une personne bien portante le risque de devenir gravement malade, la moindre des choses est de lui garantir un service irréprochable. Cette irréprochabilité n’est pas que technique. Elle est d’abord humaine et morale. Je n’accorde personnellement aucun crédit et aucun respect à des personnes qui ne se posent à aucun moment la question de l’influence des intérêts qu’ils accumulent comme autant de trophées de compétence, alors qu’il est bien établi que ces intérêts sont à risques sanitaires et bien loin de ceux de la santé des personnes dont ils ont la charge.

Ah si, je conserve toujours beaucoup de respect pour quelques autres soignants de ce documentaire, comme Bernard DUPERRAY qui a eu le courage d’arrêter de participer au dépistage organisé dès qu’il a compris ses biais, ou comme Matthieu YVER qui a pris conscience de sa responsabilité dans la genèse des surdiagnostics et des surtraitements et qui exprime son malaise dans les choix à produire dans la description des tissus qu’il analyse. Mais, bon, comme ils n’ont pas de liens d’intérêts connus, c’est quand même plus facile...

Thierry GOURGUES

ftp://formindep@monftp.nnx.com


[1Sur la base de données publique www.transparence-sante.gouv.fr, ce radiologue présente de septembre 2013 à mai 2015 cinq occurrences d’avantages d’un montant total de 3773 € dont une seule de 2665 €, et de trois conventions dont le montant n’est pas accessible en ligne : voir ici

[2Sur www.transparence-sante.gouv.fr, ce radiologue présente de juillet 2013 à juin 2015 trente et une occurrences d’avantages d’un montant total de 8519 € dont une de 2730 € avec Guerbet France et une autre de 1414 € avec Bard Biopsy System, et de cinq conventions dont le montant n’est pas accessible en ligne : voir ici

[3Sur www.transparence-sante.gouv.fr, cette chirurgienne présente de septembre 2013 à avril 2015 vingt huit occurrences d’avantages d’un montant total de 5021 € dont 3187 € € rien qu’avec les laboratoires Roche©, et de onze conventions dont le montant n’est toujours pas accessible en ligne : voir ici