Imprimé depuis le site Archives du Formindep / publié le lundi 21 septembre 2015

Corruptions et crédulité en médecine

Philippe EVEN est en colère. Parce que les médicaments ne soignent plus de vraies maladies, parce que le marketing permettant de vendre ces médicaments engloutit de telles sommes, avec un tel retour sur investissement, qu’il est inutile aux firmes de développer de nouvelles thérapeutiques innovantes, mais surtout parce que les médicaments tuent.
Il s’indigne du relatif silence médiatique sur le sujet malgré des faits incontestables, de la corruption des leaders d’opinions sans qui tout cela ne serait pas possible, et de la complicité des autorités sanitaires et du ministère de la santé. Alors Philippe EVEN a choisi le style de la diatribe pour exprimer cette colère. Son livre donne la désagréable impression de lire le verbatim d’une intervention orale, avec un abus de caractères gras et majuscules, de répétitions, de digressions et de métaphores redondantes. Ces figures de style omniprésentes noient le propos et rendent la lecture quelque peu fastidieuse.
Mais le fond du livre est violent, cru, et dénonce justement un système si perverti que son intérêt est totalement déconnecté de celui de la santé publique.

Le livre est composé de trois parties indépendantes.

La première résume l’histoire de l’industrie pharmaceutique et ses dérives progressives, aboutissant à une activité dont le seul but est de générer des bénéfices. Cela nécessite une stratégie élaborée, où rien n’est laissé au hasard afin d’obtenir des médecins la prescription de toujours plus de médicaments, fussent-ils sans intérêt voire dangereux.

La deuxième partie étudie en détail deux classes médicamenteuses. Celle des statines (traitements destinés à abaisser le taux de cholestérol), parce qu’il s’agit du plus gros marché médicamenteux dans le monde (environ 20 milliards de dollars) et celle des NACO (Nouveaux anticoagulants oraux) parce que Philippe EVEN estime qu’ils seront à l’origine du prochain scandale sanitaire.
Il décortique les principales études favorables à ces médicaments, pour montrer qu’elles fourmillent de biais de toutes natures rendant leurs conclusions invalides. Pour ceux qui connaissent mal les différents biais des études thérapeutiques, la lecture sera instructive. On comprend alors combien il est inacceptable de se fier aveuglement aux seules conclusions ou aux résumés des études, et encore plus à ceux qui les relaient servilement. L’accumulation des analyses donne une idée inquiétante des informations sur lesquelles les médecins fondent leurs pratiques.

La troisième partie, la plus polémique, débute par deux chapitres didactiques « ce que font les consultants » et « ce que ne font pas les consultants » particulièrement éloquents. Mais la suite consiste exclusivement en l’analyse des conflits d’intérêts de quelques leaders d’opinion, cardiologues parisiens pour l’essentiel. L’objectif explicite de l’auteur est de démontrer leur corruption. Pour y parvenir, il élabore une sorte de score prenant en compte :
 la somme des avantages reçus des laboratoires,
 le nombre de contrats personnels signés avec l’industrie pharmaceutique. L’auteur juge cependant que les contrats de recherche et d’investigation sont positifs, bien qu’il se traduise comme les autres par une rémunération,
 le nombre de publications,
 la nature des publications,
 l’indice d’impact des journaux dans lesquelles elles paraissent,
 le nombre de fois où elles sont citées, sans que l’on comprenne clairement dans quel sens joue ce critère,
 les qualités scientifiques de ces experts, évaluées par Philippe EVEN lui-même,
 la qualité des molécules dont ils font la promotion.
Ces critères mystérieusement agrégés permettraient de distinguer les « bons » des « mauvais » experts. La raison pour laquelle certains sont épargnés par son courroux, voire encensés, laisse un peu perplexe. Ainsi en est-il de tel hépatologue parisien qui a « contribué à développer le Solvadi et quelques autres similaires, qui ont constitué une révolution sans précédent en hépatologie et plus généralement en virologie et immunologie. Mais ces deux équipes sont également titulaires, ce qui est très exceptionnel, de 12 contrats de recherche et d’investigation avec les firmes et les auteurs de plus de 100 publications personnelles, non liées à l’industrie, dont les deux tiers en coopération avec des équipes internationales de haut niveau ». La réalité est que sur la base transparence.sante.gouv, l’hépatologue dont il est question a reçu 109 avantages depuis 2012 pour un montant de 28 589 euros et signé 118 conventions, dont 26 comme orateur et 48 comme expert ou consultant. Des chiffres comparables à ceux de mandarins qu’il épingle ou plutôt qu’il éreinte par ailleurs.
Ce long chapitre, consacré à une poignée de leaders d’opinions, accumulant des données jusqu’à la nausée, se trompe de cible. Que tel ou tel leader d’opinion ait plus de contrats ou moins de publications intéressantes n’est pas le sujet. Il n’y a pas de bonne dépendance à l’industrie pharmaceutique. Celle-ci ne dépense pas des sommes considérables pour l’hépatologue parisien sans qu’il n’y ait de retour sur investissement. Le jugement et les pratiques de ce médecin sont biaisés, et ses interventions publiques vantent les mérites des médicaments des firmes qui le payent pour le faire conformément à leurs attentes.

C’est le système qu’il faut combattre, et non quelques individus.