Imprimé depuis le site Archives du Formindep / publié le jeudi 5 janvier 2012

Alter-addictologie

L’alcoolémie, une dangereuse (et lucrative ?) dérive conceptuelle

En santé publique comme en médecine, la prévention des risques doit porter sur des critères cliniques validés et pertinents pour les citoyens ou les malades. Fonder des décisions sur des critères "intermédiaires", comme l’alcoolémie dans la prévention des accidents de la circulation, le cholestérol pour la prévention cardiaque, expose au risque de manipulations par des intérêts privés et de dérive démocratique.

.

Sans que cela ait suscité grande réaction, le Président de la République vient d’annoncer que, dès février 2012, un éthylotest devrait être obligatoirement présent dans toute voiture automobile. Or le parc automobile français comporte 37 444 000 véhicules. La charge financière pour les automobilistes est encore très difficile à évaluer, d’autant que la fiabilité des éthylotests est très contestée [1]. Les normes des appareils grand public ne sont pas encore établies, et l’on ne sait pas encore quels seront les appareils agréés [2]. Le prix d’un éthylotest varie autour de 2 euros pour un ballon à usage unique. Il va de 100 à 400 euros pour un appareil numérique. La dépense globale induite est donc au minimum de 75 millions d’euros, mais peut atteindre le demi-milliard. C’est considérable. Autant est indéniable l’exigence du gilet jaune réfléchissant qui peut protéger tout passager d’une automobile, autant l’éthylotest ne concerne qu’une frange de conducteurs buveurs mais suffisamment conscients pour se poser des questions avant de prendre le volant. Pour eux, une réglette inusable valant 0,5 euro, souvent distribuée par les associations de prévention, donne une estimation aussi fiable. On peut donc se demander la justification d’imposer une telle dépense en période de vaches maigres, et quelles peuvent être les retombées collatérales d’une telle manne en campagne électorale.

Hormis les dégâts de l’alcoolisme chronique, le risque le plus courant auquel s’expose le buveur, c’est l’ivresse. L’ivresse visible est depuis longtemps réprimée, comme en témoignent les affiches apposées dans les débits de boisson. Le tapage, les bagarres étaient visés. La maréchaussée faisait facilement le diagnostic, essentiellement sur les troubles du comportement et de l’équilibre. Tout le monde savait, pour prouver qu’on n’était pas saoul, qu’il fallait pouvoir se tenir sur un pied, le coude sur le genou opposé, la main faisant un pied de nez.

Mais quand on circulait en charrette, le cheval savait en général ramener seul à la maison le conducteur défaillant. L’automobile a changé les données du problème. La vigilance doit être intacte, les réactions rapides et adaptées. De légères perturbations, invisibles à la simple observation clinique, peuvent avoir de graves conséquences. L’objectif est donc de déceler plus finement l’aptitude à conduire des véhicules dangereux. Hélas, on a abandonné la clinique pour l’alcootest. C’est une étape décisive. Ce n’est plus l’aptitude à conduire qui est contrôlée, mais le taux d’alcoolémie.

Ces taux limites logent tout le monde à la même enseigne. Or la sensibilité individuelle à l’alcool est extrêmement variable. Tel contrôle systématique révélera qu’un chauffeur de poids lourds conduisait son 20 tonnes sans trouble apparent et sans accident avec une alcoolémie à 2 g par litre, un taux où je serais depuis longtemps en coma profond. D’autres sont des dangers publics avec 0,49 g/l. Se référer simplement au taux d’alcoolémie a une conséquence grave, puisque la consommation d’alcool est encore légale.

Dans les conditions de vie actuelle, l’usage d’un véhicule n’est plus un simple loisir, mais une nécessité parfois vitale. Le retrait du permis de conduire n’est pas anodin. Il peut briser la vie personnelle et professionnelle. Une telle atteinte inadmissible aux libertés ne devrait pas tolérer l’arbitraire. Je trouve hallucinant qu’on envisage d’équiper systématiquement les nouvelles voitures d’un dispositif anti-démarrage basé simplement sur un alcootest, qui ne détectera pas la simple fatigue, ou qu’on se soit bourré de Valium° ! Or s’il existe clairement une corrélation statistique entre l’alcoolémie et les accidents de la route, un taux individuel d’alcoolémie n’est pas suffisamment fiable pour justifier une répression aveugle.

De plus, beaucoup d’autres facteurs que l’alcool peuvent rendre inapte à la conduite. Pourquoi ne pas aussi rendre obligatoires un testeur de monoxyde de carbone, des tests anti-drogues ? Si l’on a fumé du cannabis, si l’on est sous tranquillisants, ou bourré de cocaïne ou d’héroïne, si l’on n’a simplement pas dormi, ou si l’on est en proie à une émotion ou un stress intense, on peut risquer l’accident.

Abandonner la détection de troubles cliniques pour un taux limite d’alcoolémie pour tous est comme si l’on avait décidé qu’on ne pouvait plus conduire après 70 ans, ou que le 42 serait la pointure maximale des chaussures. Or il est des méthodes plus sensibles pour juger de l’aptitude à conduire. Les psychologues ont imaginé une foule de tests pour juger de la vigilance, du temps de réaction, des capacités à choisir rapidement sans erreurs. Dans les auto-écoles, les simulateurs de conduite placent le sujet dans des conditions réelles de trafic. Mais sans aller aussi loin et faire repasser le code, suivre avec un crayon sans déborder un tracé de route sinueux, avec stops et carrefours, en notant les erreurs et le temps de réalisation est certainement plus adapté au but recherché qu’un dosage, et explore l’objectif réel. On peut parfaitement imaginer un logiciel utilisable sur le petit écran d’un appareil de poche, qui permette de savoir si l’on est capable de prendre le volant, et aux gendarmes de le contrôler, score à l’appui.

C’est une dérive générale. On perd de vue la clinique, tout le contexte qui fait qu’un patient est une personne humaine globale, dans un environnement complexe, et non un taux de glycémie, de cholestérol ou de pression artérielle à normaliser coûte que coûte, à coups de régimes et de médicaments prescrits selon des normes de plus en plus restrictives établies par des sociétés dites savantes en fonction du profit industriel maximum.


[1Laurenceau T, Thuin (de) C. Essais de 11 éthylotests. 60 millions de Consommateurs (2006) n° 402, p 50-54