Un surdiagnostic est un diagnostic par excès. Un surdiagnostic de cancer est le diagnostic d’une prolifération cellulaire considérée comme pathologique à l’examen au microscope, mais qui n’aurait jamais eu de conséquence sur la santé du patient [1]. Ce phénomène résulte d’une confusion entre cancer histologique et maladie cancéreuse .
Le cancer du sein est défini médicalement par des critères d’anormalité cellulaire et tissulaire lors de l’examen histologique d’un prélèvement par biopsie ou exérèse chirurgicale, et non par les manifestations de maladie cancéreuse perçues par la femme. La dissociation entre maladie cancéreuse et cancer s’impose à tout médecin qui, avec Georges Canguilhem, respecte la dimension individuelle et subjective de la maladie, de la conscience et de la sensation du malade [2]. Il y a surdiagnostic chaque fois qu’un cancer est diagnostiqué alors qu’en l’absence d’intervention médicale, il n’aurait jamais affecté la patiente. Le dépistage du cancer du sein, soit l’ensemble des investigations à visée diagnostique initiées sans signe d’appel, augmente le surdiagnostic et le surtraitement qui en découle : mutilations chirurgicales, médicaments et radiations toxiques.
Trois catégories d’études seront présentées ici pour apporter la preuve du surdiagnostic consécutif au dépistage du cancer du sein. Premièrement, la comparaison de la fréquence des cancers qui se manifestent cliniquement et des diagnostics recherchés systématiquement par l’histologie chez des femmes décédées d’une autre cause. Ces études ont révélé un important réservoir de cancers. Deuxièmement, la comparaison de la fréquence des diagnostics de cancer du sein dans des populations de femmes invitées ou non à des examens de dépistage. Troisièmement, des comparaisons entre incidence et mortalité de trois localisations de cancer, selon que le dépistage est pratiqué ou non. L’ampleur actuelle du surdiagnostic des cancers du sein est enfin estimée à partir du décalage entre évolution de l’incidence et de la mortalité par cancer du sein en France de 1980 à 2008.
Réservoir de cancer
Au milieu du XIXème siècle, dès l’introduction de l’examen histologique pour définir le cancer, Paul Broca a mis en garde ses collègues en relevant le risque d’erreur résultant d’un examen ponctuel, sans prise en compte de la dynamique de la maladie cancéreuse [3]. A partir de 1980, plusieurs études ont recherché systématiquement des cancers du sein chez des femmes non sélectionnées en fonction d’une pathologie mammaire [4] [5] [6] [7]. La plus systématique a porté sur 110 femmes de 20 à 54 ans examinées à l’institut de médecine légale de Copenhague après leur décès, souvent survenu par mort violente. Chaque sein fut examiné par une radiographie et par plusieurs biopsies. La figure 1 donne les résultats obtenus.
[(image|=={image}|et{|non}|oui) ][(image|=={image}|et{|oui}|oui)Fréquence des cancers diagnostiqués chez des femmes invitées ou non à la mammographie
Les programmes de dépistage contribuent à augmenter la fréquence des diagnostics de cancer. L’hypothèse était qu’après avoir épuisé le réservoir de cancers chez les femmes participant régulièrement au programme de dépistage à partir de 50 ans, on assisterait à une diminution de la survenue de nouveaux cas après quelques années de suivi. Voyons ce qu’il en est en France chez les femmes de 70 à 84 ans.
De 1980 à 2000, la pratique du dépistage par mammographie a beaucoup augmenté. Preuve en est l’évolution des nombres d’appareils de mammographie en service en 1980, 1990 et 2000 donnés sur la figure 2 [8]. L’effet de cette augmentation se répercute sur la courbe d’incidence dans la population des femmes de 70 à 84 ans.
[(image|=={image}|et{|non}|oui) ][(image|=={image}|et{|oui}|oui)Comparaison de l’évolution dans le temps entre cancer du poumon, du sein et de la prostate
La figure 4 donne l’évolution de 1980 à 2005 des nombres annuels de diagnostics et de décès pour les cancers du poumon, du sein et de la prostate. Au cours de cette période, le cancer du poumon n’a pas fait l’objet de dépistage, alors que pour le sein et la prostate, la pratique du dépistage s’est notablement intensifiée. L’augmentation de la fréquence des diagnostics et des décès par cancer du poumon reflète la progression de la consommation de tabac, surtout chez les femmes.
[(image|=={image}|et{|non}|oui) ][(image|=={image}|et{|oui}|oui)Estimation du nombre annuel de surdiagnostic de cancer du sein
Le tableau 1 précise l’évolution des effectifs annuels de décès et des diagnostics de cancer du sein entre 1980 et 2008. La mortalité générale régresse alors que la mortalité par cancer du sein ne régresse pas. Ce tableau est donc compatible avec l’hypothèse de l’inefficacité relative des pratiques de dépistage du cancer du sein par rapport aux changements d’autres facteurs de santé. Considérons l’année 1980. On a 23 cancers létaux et de l’ordre de 55 - 23, soit 32 cancers guéris ou surdiagnostics par jour. Avec l’accroissement des pratiques de dépistage, le surdiagnostic a considérablement augmenté. On a 150 - 55, soit 95 diagnostics de cancer de plus par jour. Parmi ces diagnostics, 32 - 23, soit 9 correspondent à des cancers létaux. Le nombre total de surdiagnostics par jour en 2008 est alors compris entre 95 - 9, soit 86 et 32 + 95 – 9 , soit 118. On peut donc estimer le nombre moyen de surdiagnostics à une centaine par jour en 2008, sans compter les cancers "in situ".
[(image|=={image}|et{|non}|oui) ][(image|=={image}|et{|oui}|oui)[1] Etzioni R, Penson DF, Legler JM, di Tommaso D, Boer R, Gann PH, Feuer EJ. Overdiagnosis due to prostate-specific antigen screening : Lessons from U.S. prostate cancer incidence trends. JNCI 2002 ; 94(13) : 981-90.
[2] Georges Canguilhem. Le Normal et le Pathologique (1943), Paris, PUF, 1966.
[3] Broca P. Anatomie pathologique du cancer. Memoires de l’Academie Nationale de Medecine.(1852) Tome seizième. Baillère. Paris. pp. 453-819.
[4] Nielsen M, Jensen J, Andersen J. Precancerous and cancerous breast lesions during lifetime and at autopsy. A study of 83 women. Cancer 1984 ; 54 : 612-5.
[5] Bhathal PS, Brown RW, Lesueur GC, Russell IS. Frequency of benign and malignant breast lesions in 207 consecutive autopsies in Australian women. Br J Cancer 1985 ; 51 : 271-8.
[6] Bartow SA, Pathak DR, Black WC, Key CR, Teaf SR.Prevalence of benign, atypical, and malignant breast lesions in populations at different risk for breast cancer. A forensic autopsy study. Cancer 1987 ; 60 : 2751-60.
[7] Nielsen M, Thomsen JL, Primdahl S, Dyreborg U, Andersen JA. Breast cancer and atypia among young and middle-aged women : a study of 110 medicolegal autopsies. Br J Cancer 1987 ; 56 : 814-9.
[8] Laugier A. Annuaire de la cancérologie / radiothérapie et des imageries médicales en France. (2002). Paris. ACRIM.
[9] Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès. http://www.cepidc.vesinet.inserm.fr/
[10] Evolution de l’incidence et de la mortalité par cancer en France de 1980 à 2005. Estimations à partir des données des registres du réseau FRANCIM et du CepiDCIM. Institut de la veille sanitaire. Janvier 2008. http://www.ecosante.fr/FRANFRA/141.html