Imprimé depuis le site Archives du Formindep / publié le mercredi 5 octobre 2011

Surdiagnostic et dépistage du cancer du sein

Un surdiagnostic est un diagnostic par excès. Un surdiagnostic de cancer est le diagnostic d’une prolifération cellulaire considérée comme pathologique à l’examen au microscope, mais qui n’aurait jamais eu de conséquence sur la santé du patient [1]. Ce phénomène résulte d’une confusion entre cancer histologique et maladie cancéreuse .

Le cancer du sein est défini médicalement par des critères d’anormalité cellulaire et tissulaire lors de l’examen histologique d’un prélèvement par biopsie ou exérèse chirurgicale, et non par les manifestations de maladie cancéreuse perçues par la femme. La dissociation entre maladie cancéreuse et cancer s’impose à tout médecin qui, avec Georges Canguilhem, respecte la dimension individuelle et subjective de la maladie, de la conscience et de la sensation du malade [2]. Il y a surdiagnostic chaque fois qu’un cancer est diagnostiqué alors qu’en l’absence d’intervention médicale, il n’aurait jamais affecté la patiente. Le dépistage du cancer du sein, soit l’ensemble des investigations à visée diagnostique initiées sans signe d’appel, augmente le surdiagnostic et le surtraitement qui en découle : mutilations chirurgicales, médicaments et radiations toxiques.

Trois catégories d’études seront présentées ici pour apporter la preuve du surdiagnostic consécutif au dépistage du cancer du sein. Premièrement, la comparaison de la fréquence des cancers qui se manifestent cliniquement et des diagnostics recherchés systématiquement par l’histologie chez des femmes décédées d’une autre cause. Ces études ont révélé un important réservoir de cancers. Deuxièmement, la comparaison de la fréquence des diagnostics de cancer du sein dans des populations de femmes invitées ou non à des examens de dépistage. Troisièmement, des comparaisons entre incidence et mortalité de trois localisations de cancer, selon que le dépistage est pratiqué ou non. L’ampleur actuelle du surdiagnostic des cancers du sein est enfin estimée à partir du décalage entre évolution de l’incidence et de la mortalité par cancer du sein en France de 1980 à 2008.

Réservoir de cancer

Au milieu du XIXème siècle, dès l’introduction de l’examen histologique pour définir le cancer, Paul Broca a mis en garde ses collègues en relevant le risque d’erreur résultant d’un examen ponctuel, sans prise en compte de la dynamique de la maladie cancéreuse [3]. A partir de 1980, plusieurs études ont recherché systématiquement des cancers du sein chez des femmes non sélectionnées en fonction d’une pathologie mammaire [4] [5] [6] [7]. La plus systématique a porté sur 110 femmes de 20 à 54 ans examinées à l’institut de médecine légale de Copenhague après leur décès, souvent survenu par mort violente. Chaque sein fut examiné par une radiographie et par plusieurs biopsies. La figure 1 donne les résultats obtenus.

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Selon le registre danois des tumeurs, le nombre de cancers du sein infiltrants attendus dans cette population de femmes est de 0,87 contre 2 obtenus à l’autopsie, et le pourcentage de cancers "in situ" cumulés sur la vie entière d’une population de femmes est estimé à 6,5 %, soit beaucoup moins que le résultat obtenu : 20/110, soit 18 %. La fréquence des diagnostics histologiques de cancer du sein recherchés systématiquement, ici 22/110, soit 20%, est beaucoup plus élevée que celle obtenue après investigation d’une symptomatologie clinique. On appelle réservoir de cancer ce surplus de diagnostics produit par une recherche systématique.

Fréquence des cancers diagnostiqués chez des femmes invitées ou non à la mammographie

Les programmes de dépistage contribuent à augmenter la fréquence des diagnostics de cancer. L’hypothèse était qu’après avoir épuisé le réservoir de cancers chez les femmes participant régulièrement au programme de dépistage à partir de 50 ans, on assisterait à une diminution de la survenue de nouveaux cas après quelques années de suivi. Voyons ce qu’il en est en France chez les femmes de 70 à 84 ans.

De 1980 à 2000, la pratique du dépistage par mammographie a beaucoup augmenté. Preuve en est l’évolution des nombres d’appareils de mammographie en service en 1980, 1990 et 2000 donnés sur la figure 2 [8]. L’effet de cette augmentation se répercute sur la courbe d’incidence dans la population des femmes de 70 à 84 ans.

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Ces résultats issus des données officielles [9] [10] sont standardisés : ils corrigent l’effet du vieillissement de la population au cours de la période étudiée allant de 1980 et 2005 en appliquant les taux quinquennaux de chaque année d’observation à une même structure d’âge, celle de la population des femmes du milieu de la période, en 1992. Sur cette même figure, on constate que la mortalité par cancer du sein a peu changé de 1980 à 2005. Le suivi de cohortes, à savoir des populations de femmes nées au cours d’une période quinquennale donnée, confirme que la diminution attendue de l’incidence après 70 ans ne se produit pas, alors que le dépistage s’est intensifié dès 50 ans.

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La figure 3 montre que l’augmentation à 15 ans d’intervalle de la fréquence des diagnostics chez des femmes suivies de 70 à 84 ans fut de 27 %. On notera qu’après 74 ans, la pratique de la mammographie n’entre pas dans le cadre du programme de dépistage et que l’augmentation des diagnostics reflète alors exclusivement celle du dépistage dit opportuniste.

Comparaison de l’évolution dans le temps entre cancer du poumon, du sein et de la prostate

La figure 4 donne l’évolution de 1980 à 2005 des nombres annuels de diagnostics et de décès pour les cancers du poumon, du sein et de la prostate. Au cours de cette période, le cancer du poumon n’a pas fait l’objet de dépistage, alors que pour le sein et la prostate, la pratique du dépistage s’est notablement intensifiée. L’augmentation de la fréquence des diagnostics et des décès par cancer du poumon reflète la progression de la consommation de tabac, surtout chez les femmes.

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On note un parallélisme entre évolution des diagnostics et des décès annuels dus au cancer du poumon entre 1980 et 2005. Par contre, pour le sein et la prostate, l’évolution est différente. La fréquence annuelle des diagnostics progresse considérablement alors que celle des décès reste stable. S’il n’y avait pas de surdiagnostic, il faudrait que les cancers du sein et de la prostate aient augmenté considérablement et que l’efficacité de leur traitement ait progressé de telle sorte que la mortalité spécifique reste stable. Cette explication ne tient pas : d’une part, il n’y a pas d’explication plausible du doublement des diagnostics et d’autre part, les traitements ont peu évolué pendant cette période. L’explication la plus plausible de cette discordance est l’augmentation du surdiagnostic parallèle à l’intensification des pratiques de dépistage.

Estimation du nombre annuel de surdiagnostic de cancer du sein

Le tableau 1 précise l’évolution des effectifs annuels de décès et des diagnostics de cancer du sein entre 1980 et 2008. La mortalité générale régresse alors que la mortalité par cancer du sein ne régresse pas. Ce tableau est donc compatible avec l’hypothèse de l’inefficacité relative des pratiques de dépistage du cancer du sein par rapport aux changements d’autres facteurs de santé. Considérons l’année 1980. On a 23 cancers létaux et de l’ordre de 55 - 23, soit 32 cancers guéris ou surdiagnostics par jour. Avec l’accroissement des pratiques de dépistage, le surdiagnostic a considérablement augmenté. On a 150 - 55, soit 95 diagnostics de cancer de plus par jour. Parmi ces diagnostics, 32 - 23, soit 9 correspondent à des cancers létaux. Le nombre total de surdiagnostics par jour en 2008 est alors compris entre 95 - 9, soit 86 et 32 + 95 – 9 , soit 118. On peut donc estimer le nombre moyen de surdiagnostics à une centaine par jour en 2008, sans compter les cancers "in situ".

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Chaque diagnostic par exces a pour conséquence le surtraitement et une angoisse inutile pour la patiente et ses proches.
En conclusion, il est temps de reconsidérer la définition actuelle du cancer fondée sur les seuls critères histologiques et d’inclure des données sur la dynamique de progression de la tumeur pour améliorer notre compréhension de la maladie cancéreuse, condition nécessaire à des soins délivrés dans l’intérêt du patient.


[1Etzioni R, Penson DF, Legler JM, di Tommaso D, Boer R, Gann PH, Feuer EJ. Overdiagnosis due to prostate-specific antigen screening : Lessons from U.S. prostate cancer incidence trends. JNCI 2002 ; 94(13) : 981-90.

[2Georges Canguilhem. Le Normal et le Pathologique (1943), Paris, PUF, 1966.

[3Broca P. Anatomie pathologique du cancer. Memoires de l’Academie Nationale de Medecine.(1852) Tome seizième. Baillère. Paris. pp. 453-819.

[4Nielsen M, Jensen J, Andersen J. Precancerous and cancerous breast lesions during lifetime and at autopsy. A study of 83 women. Cancer 1984 ; 54 : 612-5.

[5Bhathal PS, Brown RW, Lesueur GC, Russell IS. Frequency of benign and malignant breast lesions in 207 consecutive autopsies in Australian women. Br J Cancer 1985 ; 51 : 271-8.

[6Bartow SA, Pathak DR, Black WC, Key CR, Teaf SR.Prevalence of benign, atypical, and malignant breast lesions in populations at different risk for breast cancer. A forensic autopsy study. Cancer 1987 ; 60 : 2751-60.

[7Nielsen M, Thomsen JL, Primdahl S, Dyreborg U, Andersen JA. Breast cancer and atypia among young and middle-aged women : a study of 110 medicolegal autopsies. Br J Cancer 1987 ; 56 : 814-9.

[8Laugier A. Annuaire de la cancérologie / radiothérapie et des imageries médicales en France. (2002). Paris. ACRIM.

[9Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès. http://www.cepidc.vesinet.inserm.fr/

[10Evolution de l’incidence et de la mortalité par cancer en France de 1980 à 2005. Estimations à partir des données des registres du réseau FRANCIM et du CepiDCIM. Institut de la veille sanitaire. Janvier 2008. http://www.ecosante.fr/FRANFRA/141.html