Imprimé depuis le site Archives du Formindep / publié le dimanche 27 décembre 2015

Dépistage Organisé du Cancer du Sein

La martingale du dépistage tourne encore

Résumé de l’épisode précédent :

Quand une femme entre dans le grand casino du dépistage organisé, il se peut qu’elle joue son état de santé de bien portante en s’abandonnant à la partialité de l’interprétation de la radiographie de ses seins. Tant que la science ne s’appuiera que sur des incertitudes d’images, une femme devrait garder le choix de ne pas faire confiance aux croupiers de cette martingale : c’est ce que je racontais ici [1].

Mais si, soumise à l’inquiétude d’une mammographie anormale, une femme devait en plus s’abandonner à l’impartialité d’une biopsie, les choses en seraient-elles plus sérieuses ? Autrement dit, jouerait-elle son état de santé dans une nouvelle martingale, celle du microscope ?

Voici l’histoire de Mme X qui fait consciencieusement tous les deux ans une mammographie dans la routine tranquille de l’ACR 2 bilatéral de sa poitrine généreuse [2]. Sensibilisée par la tirade que je ressortais à chaque retour biennal de ses clichés « vous savez, à lire les articles scientifiques indépendants, je crois de plus en plus que vous courrez plus de risques de devenir malade en vous faisant dépister aveuglement qu’en ne suivant pas la consigne nationale », elle est allée une fois de plus à reculons à sa mammographie.

Joker et bingo
De l’ ACR 0 à l’ACR 4

Sauf que cette fois-ci, un ACR 0 lui tombe sur le coin du sein droit. L’ACR 0, rappelez-vous, c’est le joker du radiologue qui ne veut ni trancher ni faire lire par un autre les images sur lesquelles il hésite. Il rajoute donc des examens complémentaires pour étayer sa cotation, même si sa patiente ne présente aucun signe clinique : pas de plainte, une inspection et une palpation normales, des seins de densité « normale » mais volumineux, ce qui en terme radiographique signifie épaisseur et juxtaposition complexe de gradients de blancs et de gris. Une compression de sein plus tard, les « sur-densités nodulaires en région para aréoloaire supérieure et interne droite » de la mammographie précédente sont toujours visibles (« aspect stable des gradients ») mais une sur-densité de contour irrégulier apparait en profondeur sur un cliché agrandi. L’agrandissement étire les limites de la visibilité et la compression renforce l’irrégularité de la sur-densité qu’une échographie ne retrouvera pas, incapable de distinguer autre chose que des poches d’eau dans le brouillard des blancs et des gris.

Quatre, rouge et impair : les jeux sont faits
Le 4 de l’ACR, le rouge de la biopsie, l’impair de la seule lecture

Bref ! Cette incertitude visuelle permet au radiologue de requalifier l’ACR 0 de Mme X en ACR 4. Et l’ACR 4 est une invitation, que dis-je, une injonction à la ponction ou à la biopsie de la zone suspecte.

Evidemment, cette nouvelle cotation ferme la porte à une deuxième lecture [3] . Elle ferme la porte au droit d’en rester à un classement inférieur (ACR 3) qui relativiserait l’irrégularité de la sur-densité en proposant de faire le choix d’une surveillance mammographique rapprochée de la zone suspecte [4] . Elle ferme la porte à la discussion partagée avec la propriétaire du sein suspect [5] .

L’engrenage protocolisé dans lequel Mme X a mis le bout de son sein l’emporte donc :
 jusqu’à la case biopsie parce qu’« il n’y a pas de temps à perdre, c’est trop sérieux tout çà »
 sans passer par la case réflexion « je digère l’information (d’être qualifié ACR 4) et j’en parle à mon médecin »
 et encore moins par la case coordination « Cher confrère, merci d’assurer le suivi de dépistage d’une suspicion de cancer de votre patiente » que le médecin coordinateur du centre de dépistage local me suggère dans un courrier que je recevrais bien après le rendez-vous biopsique. 



Parce que c’est chaque fois pareil. Au nom de la santé de la patiente, le passage en ACR 0, 4 ou 5 crée l’artifice d’une urgence vitale dans la chaine très organisée de ce soin. Cette urgence, imposée et ressentie, confisque à la patiente et à son médecin traitant le temps de la réflexion. La chaine de soin, partagée à ce moment là exclusivement entre radiologue, biopsieur et pathologiste, fait ainsi, au nom de l’urgence, le lit d’un compérage regrettable [6]. Patiente et médecin traitant deviennent otages et complices passifs de choix thérapeutiques non partagés [7].

Dame de coeur et as de pique
La biopsie, c’est précis, douloureux, sérieux.

A lire l’InCa [8], c’est presque un moment agréable où chaque minute est sous contrôle pour assurer les meilleures conditions de réussite de la biopsie : de l’installation au repérage en passant par le souci du vêtement (le jogging plutôt que la robe, quoi), de l’anesthésie locale à l’épaisseur de l’aiguille, en passant par le sursaut attendu au bruit sec du pistolet automatique ou par l’inévitable hématome du lendemain et la petite cicatrice, rien n’est négligé pour que la femme convoquée s’abandonne en toute confiance, à ce parcours de soin agressif. En dissonnance complète avec cet optimisme forcé, j’entends pourtant beaucoup de femmes parler d’un moment pénible et douloureux dans l’intimité de mes consultations. C’est même parfois proche de la séance de torture, à lire certains témoignages [9].

Comme les cabinets de radiologie n’ont pas tous les mêmes appareils ni la même compétence [10] , cette biopsie est parfois confiée à un autre cabinet que celui qui effectue la mammographie. Pour Mme X, le cabinet qui s’est chargé de faire la biopsie est celui dont j’avais remis en cause l’indépendance de fonctionnement à cause d’une publicité qu’il m’avait envoyé pour vanter son matériel [11].

Avec une nouvelle échographie dirigée sur un « foyer hypo-échogène atténuant » [12] et une longue aiguille creuse capable de récupérer une carotte de glande mammaire de 1 à 2 cm de long [13], les 7,7 x 7,3 x 6,3 mm repérés dans le sein de Mme X sur les clichés agrandis et compressifs n’ont qu’à bien se tenir : 354 mm3 dont on va extraire une parcelle de 100 mm3 environ (3,14 x 2,1 x 16 mm), selon l’outil utilisé. Un peu comme un forage, on repère, on enfonce, on coupe et on remonte, sauf que, avec un volume pareil, un tel outil et un tel matériau, çà ressemble aussi à un labour.

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Du déni d’effraction au temps suspendu


Vous aviez peut-être comme moi dans l’idée que l’extraction d’un truc aussi méchant qu’une tumeur cancéreuse devait être pleine et entière pour donner toutes ces chances de guérison au malade : du « j’ai pu tout enlever » au « je suis passé au large » en passant par «  les limites de la pièce opératoire sont saines », qui n’a pas entendu ou en tout cas espéré entendre ces expressions toutes prêtes qu’un chirurgien décline à la sortie du bloc pour confirmer le bon déroulement de son intervention ?

Et si le chirurgien dit tout çà bien fièrement, c’est parce qu’il sait par expérience qu’enlever un truc dangereux sans avoir à le toucher grâce à une amputation large, c’est l’assurance de ne pas trop perturber un ordre établi et ne pas provoquer ou accélérer sa diffusion dans le reste du corps. Je parle là de tumeurs cancéreuses bien sûr, mais je pourrais aussi bien parler d’extractions de gros abcès infectieux ou parasitaires pour faire fonctionner ce raisonnement.

Bon, d’accord, vous me voyez venir avec mes moufles de médecin généraliste qui veut mettre en opposition deux techniques intimement liées par leur lien de cause à effet. L’une prend du temps et des précautions infinies pour une exérèse totale, l’autre, aveugle et par essence approximative, se précipite.

Quand la chirurgie dissèque le tissu pour respecter sa structure et en permettre une analyse correcte, la biopsie agresse son architecture et extrait quelques pièces d’un puzzle dont le médecin pathologiste doit imaginer ensuite le modèle original.
Quand la chirurgie garantit l’analyse anatomo-pathologique d’un tissu, la biopsie se contente d’un amas cellulaire plus ou moins organisé.

Au regard de l’état de santé rigoureusement normal jusqu’à preuve du contraire de la femme biopsiée, la légèreté de cette effraction biopsique est-elle un risque calculé acceptable parce qu’on sait qu’on y retournera plus tard dans un vrai geste chirurgical et qu’on récupérera l’intégralité du puzzle ? Ou bien fait-on tourner une nouvelle fois la roue de la martingale ?

De même, quand la chirurgie est toujours vécue par la chaine médicale qui encadre la patiente comme un temps posé et réfléchi qui permet de préparer le geste d’amputation (discussion, annonce, bilan d’extension, concertation pluridisciplinaire, gestion du risque opératoire, programmation du temps opératoire), la biopsie est vécue, autant par le biopsieur que par la personne biopsiée, comme une urgence vitale, imminente d’une mort certaine si le microscope ne parle pas rapidement.

Le délais d’attente entre la mammographie suspecte et la biopsie est en moyenne de une à deux semaines. Le délais d’attente de l’acte de chirurgie est en moyenne de trois semaines après le résultat anatomo-pathologique de la biopsie et s’allonge d’autant plus que la tumeur est petite [14].

Face à la rigueur d’un temps chirurgical lent et réfléchi, le temps de la biopsie est plus court, plus impulsif, plus anxiogène. Vu l’enjeu d’une biopsie qui fait basculer brutalement la femme bien portante dans la catégorie des femmes cancéreuses, cette absence de réflexion pré-biopsique est-elle un risque calculé pour le seul intérêt de la santé de la future malade ou bien une légèreté de plus, que dis-je, un pari sur son avenir ? En d’autres termes, serait-il plus urgent de courir après un risque de cancer qu’après le cancer lui-même ? Suspendre le temps pré-biopsique ne serait-il pas plus logique ?

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Une biopsie n’aggraverait pas le cancer.

C’est en tout cas ce que nous dit l’Inca, sans mettre de conditionnel à son affirmation, ouf !, mais sans nous dire pourquoi à propos des biopsies percutanées, et sans daigner le réaffirmer à propos des biopsies échoguidées, stéréotaxiques ou chirurgicales [15].

A part Wikipedia [16], Il est vrai que peu de monde évoque les risques que l’on prend à enfoncer une aiguille dans une tumeur.

Les risques les plus faibles, ceux qui ne mettent pas a priori en jeu le pronostic vital, sont les plus souvent évoqués. Si on parle du bout des lèvres des risques d’hématomes et d’infections, on parle beaucoup plus facilement des risques de douleurs et d’angoisses, comme si les seuls dommages collatéraux concevables finalement chez une femme mammographiée étaient les variations de son seuil de tolérance à la douleur et au stress. C’en est agaçant et presque insultant.

Les risques les plus graves, ceux qui mettent en jeux le pronostic vital, sont rarement exposés aux patientes et rarement évoqués entre médecins. Ce sont les risques d’aggravation de la maladie cancéreuse déclenchés par le geste biopsique : déséquilibre des défenses locales autour du processus malin, dissémination de cellules cancéreuses le long du tunnel creusé par l’aiguille à biopsie ou dissémination à tout le corps par effraction vasculaire, désorganisation tissulaire causée par le labourage biopsique perturbant l’appréciation de l’examinateur pathologiste, etc.
Ces risques n’existeraient pas ?
On parle pourtant de risque de dissémination à propos des biopsies du foie [17] et des biopsies de sarcomes [18].
On reconnait volontiers des risques d’ensemencement dans les biopsies de sein même si on se garde bien de les associer à un risque de morbidité supplémentaire [19].
Et on les nie carrément dés lors qu’on est un marchand d’aiguilles [20].

De même que le radiologue pense que la compression d’un sein pourra révéler l’irrégularité d’une image et non la créer, le cancérologue pense que les risques de diffusion de la maladie dans le sang ou dans la lymphe sont d’abord liés à l’effraction spontanée de cellules tumorales dans les tissus sains et non à l’effraction provoquée par l’intervention humaine. Peut-on affirmer que l’aiguille qui traverse des vaisseaux sanguins et lymphatiques pour atteindre une petite tumeur ne favorisera pas la circulation extra-tumorale de cellules anormales jusque là circonscrites par un processus inflammatoire naturel local ? A priori non, mais qu’on m’explique pourquoi on tient compte de ce risque pour de la chirurgie d’exerese complète ?

De même, quand un ganglion sentinelle [21] prélevé au cours d’un acte chirurgical réalisé vingt jours après une biopsie est positif, le cancérologue pense que la maladie cancéreuse était déjà bien active au moment du geste biopsique, et non qu’elle s’est activée après. Peut-on affirmer que le risque d’une dissémination métastatique ganglionnaire n’augmentera pas avec le délais de prise en charge entre la biopsie et la chirurgie ?

Enfin, nos cancérologues, pointilleux de la personnalisation des soins à apporter dans la lutte contre le cancer, reconnaissent l’existence de la diffusion de gènes provenant de quelques cellules cancéreuses et s’en servent pour calculer le pronostic de l’évolution naturelle d’un cancer. Une étude récente [22] a montré que la recherche de traces d’ADN provenant d’une tumeur et circulant dans le sang au décours immédiat et à distance de son retrait chirurgical permettrait d‘anticiper le risque d’apparition de récidives (locales ou métastatiques) et donc de choisir des traitements plus ou moins incisifs. Ces traces d’ADN étant de fait la preuve d’une altération cellulaire, peut-être pourrait-on suggérer à nos chercheurs de comparer aussi les taux d’ADN circulant des cellules cancéreuses au décours immédiat d’une biopsie et juste avant la chirurgie qui suivra ?

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Une biopsie ne se tromperait jamais.

Tranchante comme un microtome, la vérité sortie tout droit de la lamelle du microscope ne revient que très rarement sur ses pas et subit souvent les mêmes règles de réflexions que celles de l’interprétation d’une mammographie : définitive si positive, douteuse si négative.

Par habitude, quand une biopsie revient négative, un médecin a tendance à penser qu’il s’agit d’un faux négatif, c’est-à-dire qu’il y a malgré tout un vrai cancer qui couve, parce qu’il a en tête l’image mammographique anormale qui l’a conduit à faire sa biopsie et parce qu’il a peur de ne rien faire. Il conçoit alors de faire relire les lames de biopsie par un autre pathologiste, de faire un nouveau prélèvement ou carrément d’aller à la chirurgie.

Quand la biopsie revient positive, un médecin imagine rarement qu’il s’agit peut-être d’un faux positif, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de cancer du tout finalement, parce que le résultat le conforte dans l’idée que trouver, c’est sauver, et parce qu’il n’a pas peur d’agir. Il est quasi inconcevable pour lui d’envisager de faire relire les lames de biopsie et de ne pas donner une suite active, chirurgicale, à ce résultat [23].

Il existe très peu de données sur la pertinence d’une double lecture. La HAS s’est bien posée quelques questions [24] dont il ressort que c’est à la spécialité d’anatomopathologie elle-même de décider au cas par cas de ce qui est nécessaire et utile à une deuxième lecture.

Autant les relectures de sarcomes ou de lymphomes sont fréquentes à cause de la difficulté à lire ce type de tissus dont dépendra ensuite un traitement terrible, autant les deuxièmes lectures de tissus mammaires sont moins demandées. Elles restent pourtant une indication possible, surtout quand il s’agit de lésions dites frontières [25] (comme un carcinome in situ ou un carcinome micro-invasif). Cette deuxième lecture n’étant pas systématisée, trouver un pathologiste expert est difficile.

Il existe très peu de données aussi sur la compétence du pathologiste dont la formation est contrôlée en interne par l’Association Française d’Assurance Qualité en Anatomie Pathologique (AFAQAP), association à but non lucratif qui assure la qualité de la spécialité tout en étant soutenue par deux gros laboratoires pharmaceutiques [26] . Les évaluations professionnelles y sont réalisées sous couvert d’anonymat et leurs résultats, même globaux, ne sont pas publics. Il est impossible de connaitre par exemple le taux de réussite moyen aux tests de formations continues des 1450 pathologistes français, même en le demandant [27] .


Une étude américaine récente a montré une discordance de l’ordre de 25% entre experts de référence et pathologistes sollicités en routine dans la lecture des lames de biopsies de sein anormales : une fois sur quatre, les experts ont constaté un abus d’interprétation des pathologistes. Plus inquiétant encore, cette étude a montré aussi que 13% des biopsies de tissus mammaires pourtant normaux ont été classés comme cancéreux. Elle a montré enfin que le risque d’erreur de lecture pouvait être lié à la densité du tissus mammaire et l’expérience du pathologiste [28].

Intermède

Mme X dont la biopsie est revenue positive m’a demandé de faire relire ses lames !

Je retransmets ici les grandes étapes émotionnelles du pathologiste avec qui j’ai conversé pour accéder à sa demande :
 la colère : remise en question de mon travail, aucune marge d’erreurs possibles avec un tel résultat, pour qui se prend-elle, pour qui me prend-elle
 l’interprétation : patiente manipulée (par internet ou une émission), suspicion sur sa catégorie sociale ou professionnelle [29]
 la négociation : faire relire la lame par un confrère de son cabinet (plutôt que par un référent régional), accord de principe que le patient est roi,
 la peur : paraitre ridicule auprès de l’expert relecteur, être pris en défaut de refus de soin
 l’arrogance : faire perdre du temps (aux experts qui ont d’autres lames bien plus sérieuses à examiner), faire perdre de l’argent aux laboratoires d’analyses (prise en charge de remboursement incertaine)
 la menace : le coût incombera à la patiente si la deuxième lecture confirme la première, l’allongement de délais de prise en charge de sa pathologie dans l’attente du deuxième résultat met la patiente en danger.

Pour Mme X, le résultat de la deuxième lecture, faite par le pathologiste référent régional de manière non anonyme et non aveugle [30], confirme le premier résultat dans un délais de huit jours.

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La biopsie lirait l’avenir

Du tissu à la cellule, il est de bonne pratique de classer des résultats pour évaluer le pronostic de la maladie cancéreuse et préciser la stratégie thérapeutique.
Il est de bon ton de penser que plus l’aspect du tissu cancéreux est proche d’un tissu normal, plus il aura tendance à évoluer et s’étendre lentement.
Et bien sur, plus l’extrait tissulaire vu au microscope s’en éloigne, plus on devra craindre sa prolifération et son agressivité.

Je ne vais pas ici me référer à la taille de la tumeur pour l’associer à la gravité de la maladie cancéreuse. D’abord parce que ce lien n’est pas certain du tout, ensuite parce que, dans le cadre du dépistage organisé, ni la patiente ni le médecin n’ont palpé la plupart du temps d’anomalies cliniquement décelables. La tumeur est souvent de l’ordre de quelques millimètres, au pire centimétriques.

Quand un bout de tissu mammaire est prélevé, il est transmis au laboratoire du médecin pathologiste qui va s’intéresser aux cellules, aux rapports des cellules les unes avec les autres et aux rapports des cellules ou des tissus les uns avec les autres. Le pathologiste va s’intéresser en particulier à l’infiltration du tissu cancéreux prélevé en dehors des canaux galactophores dans lequel il se développe [31].

Quand le tissu cancéreux ne déborde pas du canal dans lequel il a été repéré, on parle de carcinome canalaire intracanalaire. Il y a quelques années, on parlait de lésions précancéreuses, c’est-à-dire de tissus anormaux qui n’aboutissaient pas obligatoirement à la formation d’un cancer. Et puis on a dérapé, confondant le préfixe et l’adjectif, l’avant et le précoce. Petit à petit, on s’est mis dans la tête que ces pré-cancers étaient les stades précoces d’un cancer. On devrait pourtant toujours se méfier des « pré » qui ont tendance à élargir les groupes de gens pré-sumés malades. Quand on parle de pré-ménopause par exemple, on a tendance à rendre malade une femme qui traverse simplement une étape naturelle de sa vie. Quand on parle de pré-diabète, on a tendance à prescrire des médicaments à des gens qui n’entrent pourtant pas encore dans la définition de la maladie diabètique. Quand on recherche des état de pré-hypertension pour prévenir un risque d’accident vasculaire, ce sont des pans entiers de population qui se retrouvent à la merci du zèle consciencieux de cardiologues dépendants des derniers mollécules anti hypertensives à la mode.

Finalement, l’invention du pré-cancer du sein a permis de faire d’un organe de production de plaisir et de nourriture un objet malin [32].

Quand le tissu cancéreux déborde du canal galactophore, on parle de carcinome infiltrant. L’adjectif, poursuivons le jeu de mot, a lui aussi quelque chose d’infernal : infiltrer, insinuer, pénétrer, diffuser, un vrai terreau de dangerosité.
Pour quantifier et graduer une dangerosité, on aime bien classer, dans la simplicité et la reproductibilité. Ainsi, la mammographie a sa classification ACR et l’anatomopathologie a la sienne, dite histopronostique et mise au point par Elston et Ellis [33].

Sauf que là, on joue avec des 3 : 3 critères que l’on cote de 1 à 3, que l’on additionne pour définir la gravité du paquet cellulaire prélevé et dont on extrait 3 niveaux, histoire de comprendre et agir vite. L’addition minimale est de 3, la maximale est de 9.

Les 3 critères sont :
 l’organisation architecturale cellulaire, 1 signifiant que tout le monde est bien rangé, et 3 que c’est la pagaille. Vous avez déjà compris que la pagaille, c’est un quelque chose inquiétant qui échappe à l’ordre de la vie. Du coup, je me demande bien naïvement si le mode de prélèvement ne risque pas lui-même de « déstructurer » un prélèvement aussi petit ? Et comment, dans ces conditions, peut-on interpréter l’organisation architecturale d’un tissu ?
 la forme des noyaux des cellules cancéreuses vues au microscope : 1 signifiant « noyau normal ou petit » et 3 « noyau anormal ou gros et déformé ». Il s’agit ici d’apprécier le degré d’« atypie » de ces noyaux sur la population tumorale prédominante. A part d’imaginer la nécessité d’affuter correctement sa vision et de garder une vision globale sur le prélèvement, vous avez bien compris qu’il ne s’agit pas de compter les bonnes et les vilaines cellules pour en faire un rapport et savoir qui domine, mais plutôt de donner une impression.
 le nombre de mitoses sur une surface donnée, c’est à dire le nombre de reproduction cellulaire visible sur le prélèvement, 1 signifiant peu de mitoses et 3 beaucoup. Ici par contre, on compte, et même plutôt dix fois qu’une, parce qu’on cherche des divisions cellulaires dans au moins 10 champs de microscope tous calibrés à la même taille (même pas deux millimètre carré par champs en moyenne). Jusqu’à 6 cellules repérées en train de se diviser, on compte 1 point, plus de 12, on compte 3 points. Concentration, calme ambiant, environnement matériel optimisé mais aussi cadence de travail posé et absence d’exigence de délais ou de rendement sont autant de conditions pour garantir à notre pathologiste de tendre vers l’expression de la réalité.

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Les niveaux sont :
 grade 1 pour un score de 3, 4 ou 5 : on parle de bas grade
 grade 2 pour un score de 6 ou 7
 grade 3 pour un score de 8 ou 9 : on parle de haut grade

On comprend bien que ce comptage ne définit pas mais estime un état : un peu comme pour une mammographie qui n’est pas lue mais interprétée, une lame de biopsie est elle aussi soumise à une interprétation à partir de critères en partie subjectifs ; un peu comme pour l’ACR, on peut supposer un risque de surcôte de ce calcul pour être sûr de ne pas passer à coté de quelque chose de plus grave quand on n’est pas sûr de ce qu’on a vu, quand on a lu trop de lames dans la journée, quand le prélèvement est de mauvaise qualité ou trop petit, quand le pathologiste flippe à l’idée de se tromper, etc.
Cette classification est pourtant importante pour décider du traitement à suivre. A un grade près, la patiente n’a donc pas tout à fait le même degré d’avancement de sa maladie et pas tout à fait le même traitement.

Pour Mme X, la biopsie a parlé : carcinome infiltrant de grade 2, comme diraient Elston et Ellis. Sur les 4 fois 5 mm3 de bouillie glandulaire analysée, le pathologiste a estimé que le tissu soumis à son interprétation était dans une pagaille folle (cote 3), que les noyaux cellulaires qu’il avait repéré était douteux (score 2) mais que finalement il avait repéré peu de mitoses (cote 1).

Conclusion

Bon, vous conclurez que j’y suis allé un peu fort en interprétant à ma manière l’utilité d’une biopsie et sa fiabilité. On pourrait même croire que je remet en cause les biopsies de tous les cancers et que tout çà pourrait être bien dangereux pour une femme qui recevrait son résultat de biopsie et le réinterprèterait à son tour. On pourrait aussi penser qu’avec de tels doutes, on serait tenter de faire encore plus de tumorectomies ou de mammectomies. Peut-être, et pas sûr… Ce qui est sûr, c’est que dans le cadre du dépistage du cancer du sein par la mammographie, il existe tellement de surdiagnostics qu’il est sain et nécessaire de s’inquiéter de l’utilité d’un examen qui est à la source d’un processus de diagnostic et de surdiagnostic [34], qui repose sur les seules épaules du médecin le plus éloigné de l’examen clinique d’une personne [35] , et qui est l’inducteur de tant de chirurgie.

Parce que le diagnostic d’un cancer du sein est associé à une biopsie avant même d’être associé à une pièce opératoire, cette biopsie ne saurait faire la différence entre un diagnostic et un surdiagnostic. Dans l’absolu, pour ne pas surdiagnostiquer, il ne faudrait donc pas faire de biopsie ou tout au moins, il faudrait prendre son temps avant de réaliser une biopsie pour ne pas courir le risque de faire tourner une fois de plus la martingale du dépistage organisé du cancer du sein, pour ne pas courir le risque d’entamer la qualité voire l’espérance de vie d’une femme dont une biopsie aura décrété un état de maladie.

Pour freiner l’épidémie galopante des surdiagnostics, s’il est donc utile et sain de ne pas vouloir faire tourner la grande roue de l’ACR mammographique, il parait utile et sain, quand la roue de la martingale s’arrête malgré tout sur un ACR suspect (3 - 4 - 5), d’accepter l’idée de refuser de faire tourner la martingale de la biopsie. Un peu comme l’histoire de Mme Y dont je vous parle ici et qui a exigé un nouveau contrôle mammographique plutôt qu’une biopsie sur un de ses seins classé ACR4 pour l’occasion et redevenu sagement ACR2 deux mois plus tard, évitant accidentellement de se ranger dans la classe des cancéreuses. Un surdiagnostic de moins ? Allez savoir.

Allez savoir aussi si le prochain tour de la martingale du dépistage organisé du cancer du sein ne pourrait pas être un jour celui de la grande roue des marqueurs, immunohistocytologiques, génétiques ou hormonaux, qu’utilisent de plus en plus le médecin pathologiste et ses nombreuses délégations techniques, mettant sur la touche ses compétences cliniques et humaines [36] . A suivre.

Thierry GOURGUES


[1« rien ne va plus, pair ou impair, faites vos jeux, avantage au casino… » : la martingale du dépistage

[2L’American College of Radiology, ACR, a mis en place une base de données, la Breast Imaging Reporting and Data System (BI-RADS®) qui est devenue l’outil de référence universel des radiologues pour interpréter les mammographies. Il a ainsi défini 6 niveaux de cotation d’interprétation d’une mammographie : ACR 0, 1, 2, 3, 4 et 5 que je vous propose de réviser par ici ou par .

[3Rappelez vous encore ! Dans le cadre du dépistage organisé, seules les mammographies normales (ACR1 et ACR2) sont relues, suggérant qu’un radiologue peut ne pas voir du premier coup une anomalie… et suggérant aussi qu’un radiologue qui voit du premier coup une anomalie n’a pas besoin de faire confirmer l’anomalie par un deuxième avis.

[4Relire le projet de surveillance active que proposait en novembre 2014 Bernard JUNOD dans son atelier des Preventing Overdiagnosis d’Oxford (http://www.formindep.org/IMG/pdf/PPT_BJ_VFTG.pdf)

[5Je raconte ici (« Autosurveillance active spontanée »), l’histoire authentique d’une surveillance active en ACR4 acceptée par la patiente … et le radiologue

[6Article R4127-23 du Code de la Santé Publique : Tout compérage entre médecins, entre médecins et pharmaciens, auxiliaires médicaux ou toutes autres personnes physiques ou morales est interdit.}. Cet article, qui vise médecins, pharmaciens, auxiliaires médicaux mais aussi les autres professions médicales (sages-femmes, chirurgiens-dentistes, etc), interdit toute entente illicite qui entacherait la liberté et l’indépendance professionnelle des médecins et porterait ainsi atteinte au libre choix des patients.

[7Rien n’a changé depuis le courrier que j’avais adressé au médecin coordinateur du dépistage des cancers de mon département : http://www.voixmedicales.fr/2012/08/24/un-generaliste-ecrit-au-medecin-coordonateur-du-centre-de-depistage-organise-des-cancers/

[9Lire l’extrait du journal de bord de Manuela WYLER : http://fuckmycancer.fr/journal-cancer/carlo-carcinome-vacances/

[10Le cahier des charges des cabinets de radiologie qui participent au dépistage organisié du cancer du sein par la mammographie s’arrête à l’obligation de qualité des appareils mammographiques et de qualité de ceux qui les lisent. Echographies, ponctions, biopsie, irm, etc sont des examens complémentaires non pris en charge pour l’instant par le programme de dépistage et donc non soumis à une obligation de qualité identique pour tous.

[12Expression couramment utilisée par les radiologues pour prévenir de la difficulté de la tâche parce que l’image est mal transmise par les ultra-sons à cause des calcifications et de la densité du sein.

[13On utilise en général une aiguille de 14G, soit 2,1 mm de diamètre interne pour une longueur de prélèvement de 16 mm en moyenne, selon la célèbre formule du calcul du volume d’un cylindre Pi x R2 x L - http://www.unimed.ch/documents/fr/tableau-conversion.pdf

[23Lire l’histoire d’Yvette ici et les nombreux commentaires

[25Encore un adjectif pour ne pas parler de lésions pré-cancéreuses qui, comme leur nom l’indiquait, ne sont donc pas cancéreuse

[27Lire ici ma demande écrite à un responsable de l’AFAQAP, la structure associative qui gère la formation des pathologistes français

[29Quelques fois, pour masquer leur incompétence à gérer une relation parfois difficile à l’autre, les médecins se plaisent à inventer des maladies ou des syndromes dont le premier critère serait une qualification professionnelle particulière. A l’insulte de cette discrimination arrogante s’est ajouté ici celle d’insulter la culture du bon sens de Mme X.

[30Le pathologiste référent connaissait l’identité de la patiente, celle du premier pathologiste et le résultat de la première lecture biopsique.

[31Les canaux galactophores servent de conduits au lait maternel produit par la glande mamaire et confluent les uns les autres vers le mamelon.

[3420 à 30% des diagnostics de cancer du sein dans le cadre du dépistage organisé sont actuellement officiellement reconnus par nos instances publiques mais ce chiffre, proche de l’entité négligeable il y a quelques années, augmente régulièrement chaque année (une même personne compétente sur le sujet peut annoncer la même année 5 à 10 %), 10 à 20 %, voire 30% !

[35lire par ici « le blues des anapath » ou par le drôle de journal d’un pathologiste qui a inspiré cet article

[36Lire le rapport de l’ONPS ici sur l’avenir des métiers du diagnostic biologique du cancer.